Introduction

Certaines pratiques en art contemporain peuvent enrichir et nuancer notre analyse et notre réflexion critique sur la culture numérique, en relation avec deux enjeux importants en histoire de l’art et en muséologie. Le premier a trait à la valeur relationnelle et participative de la culture en réseaux; le second se rattache aux effets de cette valeur dans la visualisation et la canonisation des œuvres d’art.

Chacun de ces enjeux soulève des questions qui oscillent entre le point de vue favorable et la réaction négative. Par exemple, de quelle nature est mon appropriation de l’art lorsqu’on m’invite à choisir des œuvres, sur un site Web de musée, pour créer « ma collection », « ma galerie d’art », « mon musée personnel »? Ce type d’invitation favorise-t-il une démocratisation de la connaissance de l’art? Ou, au contraire, ces initiatives reconduisent-elles les principes institutionnels qui maintiennent le pouvoir du musée prescripteur? La cybermuséologie participative propose-t-elle de nouveaux enjeux qui aboutissent à une action communautaire? Ou, sinon, reproduit-elle constamment le processus de canonisation traditionnel des œuvres d’art sans en permettre une relecture critique? Pour répondre à ces questions, il faut voir comment, dans les réseaux numériques, l’intelligence artificielle propose de collectionner l’art (et donc, d’en déterminer la valeur), pour tenter de mieux expliquer comment se définirait notre action participative, en tant qu’amateur d’art, dans ce contexte nouveau et encore peu balisé.

En effet, la popularité de la cybermuséologie, fortement encouragée par les politiques gouvernementales, ainsi que le développement spectaculaire des réseaux numériques, créent de nouveaux modèles pour la présentation et l’appréciation des œuvres d’art. Ross Parry a dressé un bilan de la situation qui, depuis 2010, reste toujours d’actualité. Face à la nécessité de mieux intégrer la culture numérique dans la conservation et la diffusion du patrimoine artistique, les musées doivent mener de front deux visions complémentaires: la pratique du patrimoine numérique et le patrimoine de la pratique numérique (Parry 2010). De plus, une forme récente de pratique curatoriale présente beaucoup d’affinités avec la culture DIY. Cet acronyme pour les termes Do it Yourself, c’est-à-dire: « faites-le vous-même », correspond à notre mode de fonctionnement dans la vie quotidienne. Si l’on conjugue ensemble ces deux tendances, le numérique et la culture DIY, on obtient une forme d’action participative qui se manifeste de plus en plus souvent dans notre rapport aux œuvres d’art.

Dans cet article seront donc proposées quelques significations de la valeur relationnelle et réseautée de notre relation aux œuvres d’art lorsque nous les retrouvons sur Internet. Les exemples choisis proviennent autant de l’art public que des présentations de collections de musées; ils sont tirés de la pratique artistique de Julia Weist (Figure 1), ainsi que de certaines pages Web du Google Art Project.

Figure 1
Figure 1

Julia Weist, Reach, 2015. Capture d’écran: http://work.deaccession.org/.

Médiation et remédiation sur le Web

Le 12 juin 2015, l’artiste Julia Weist installe sa nouvelle œuvre d’art public dans le quartier Forest Hill de Queens à New York. Il s’agit d’un panneau d’affichage publicitaire, placé au-dessus d’un édifice, sur lequel les passants peuvent lire le mot « parbunkells ». On n’y voit rien d’autre que ce mot à la définition inconnue, inscrit en lettres noires sur fond blanc.

Julia Weist souhaitait installer dans l’espace public un mot qui n’existe pas sur Internet, c’est-à-dire qu’il compterait parmi le nombre infime de mots que Google ne pouvait pas répertorier. Elle a tiré de l’Oxford English Dictionary, dans une édition du XVIIe siècle à la bibliothèque des livres rares de la New York Public Library, ce terme désuet, emprunté au vocabulaire maritime et qui désigne un type de nœud, et elle lui a ajouté le « S » du pluriel (http://thecreatorsproject.vice.com/blog/heres-whats-up-with-the-parbunkells-billboard-in-brooklyn). Ce mot répondait parfaitement aux besoins du projet artistique: créer une première, une seule et une définitive occurrence de « parbunkells », qui ne pourrait exister que sur le site de l’artiste (http://work.deaccession.org/). En effet, le passant curieux qui s’interrogeait sur le mot et qui faisait une recherche sur Google, ne trouvait qu’une seule réponse, un lien vers la page Web de l’artiste. L’œuvre, justement intitulée Reach, était conçue de manière à ce qu’une recherche sur Google ne puisse que retourner en boucle sa réponse à l’internaute, vers la page Web créée par Weist (Figure 2).

Figure 2
Figure 2

Capture d’écran (de l’artiste) de la page Google pour « parbunkells »: http://rhizome.org/editorial/2015/jun/17/artist-profile-julia-weist/.

L’artiste avait aussi prévu de documenter ces renvois de Google vers son propre site, puisque Reach est composée, en plus du panneau publicitaire et de la page Web, d’une complexe organisation logicielle qui relie une lampe, installée dans le studio de l’artiste, au moteur de recherche Google. La lampe s’allume dès que sa page Web est consultée. Ce dispositif permet à Weist de savoir, indirectement, combien de fois un usager consulte Google au sujet de ce mot, puisque le site de l’artiste est la seule réponse que pouvait donner le moteur de recherche.

Voilà donc un cas de projet artistique qui se présente comme conceptuellement précis, dans sa conception et dans sa réalisation: une artiste « expose » un mot inconnu dans l’espace public contemporain, en utilisant sa forme analogique dans la ville (un panneau publicitaire) et sa forme numérique sur internet (une page Web). Toutefois, c’est précisément à cause de son « échec » dans sa dimension participative que ce projet devrait retenir notre attention.

En effet, une forme d’action participative, non prévue et non sollicitée par l’artiste, s’est déployée de manière spectaculaire quelques jours seulement après la mise en place du projet dans ses dimensions physique et virtuelle. En moins de trois semaines, on a pu assister à une dissémination virale de « parbunkells » sur le Web. Les usagers d’Internet se sont approprié le mot qui est apparu sur Facebook, Instagram et d’autres sites, dont celui d’une compagnie nommée Redbubble qui a rapidement organisé des ventes en ligne de produits dérivés affichant le mot « parbunkells », tels que t-shirts, chandails, sacs à dos… un internaute a même agi comme titulaire du nom de domaine « parbunkells.org » et l’a mis aux enchères sur eBay (Figure 3). En même temps, des blogs ont été créés et la presse s’est emparée de la diffusion du phénomène (Figure 4). Selon Julia Weist, au moment le plus fort de cette activité en réseau, 22 000 recherches de résultat pour « parbunkells » ont été enregistrées et 1 300 personnes ont accédé à la page Web de l’artiste et ce, en une journée (http://www.newyorker.com/culture/culture-desk/a-new-word-on-the-internet). Cela semble bien peu lorsqu’on compare ces nombres aux statistiques de consultation de Google pour des recherches hors de la sphère culturelle, mais il ne faut pas sous-estimer l’intérêt que présente ces nombres, puisque les résultats que donne Google pour des recherches à propos de questions esthétiques sont aujourd’hui assez impressionnants (Manovich 2015b). L’artiste déclarait d’ailleurs, quelques jours après cette remédiation inattendue de « parbunkells » sur le Web, que l’œuvre avait donné, somme toute, un portrait très intéressant d’Internet: le réseau n’est pas compatible avec le « vide », pas plus qu’il ne l’est avec l’absence (« If you create a void and suggest that there’s value in the Internet not being there, the Internet is going to show you why it should be there. » Voir: http://www.newyorker.com/culture/culture-desk/a-new-word-on-the-internet).

Ce cas apporte une dimension supplémentaire à notre question sur la valeur relationnelle et réseautée de notre rapport à l’œuvre d’art. Il montre que l’artiste a su tirer profit des « dérives » créées par la participation des internautes, en bonifiant l’expérience: en dépit des appropriations commerciales et déplacées du terme, il fut démontré qu’une action artistique dévoilait les mécanismes de notre rapport à l’Internet. Comment considérer, alors, le pouvoir de l’action participative réseautée, lorsqu’il est institutionnalisé? Qu’elle soit revalorisée par les uns et décriée par les autres, la culture du DIY (« faites-le vous-mêmes ») et du participatif fait désormais partie de la société contemporaine; nous sommes aujourd’hui les témoins de l’émergence de cette tendance qui se développe de manière significative dans les musées.

Il faut voir alors si l’action participative en réseau est aussi efficace lorsque c’est la dimension patrimoniale collective qui est en jeu. La réponse est positive selon des auteurs qui ont défendu l’idée que les médias sociaux contribuent à revoir, de manière positive et constructive, la compréhension et l’expérience de notre patrimoine culturel, principalement parce que les activités qu’ils génèrent s’inscrivent dans le modèle participatif. Ainsi, on assisterait aujourd’hui à la mise en place de nouvelles pratiques sociales à l’égard de la collection, de la représentation et de la transmission d’information sur les objets du patrimoine. Dans cette sphère publique, l’espace peut s’ouvrir à tous à partir d’un territoire « local » vers un monde « global », et le temps peut se contracter pour que toutes les personnes qui partagent le même intérêt puissent se retrouver presqu’instantanément sur une même scène de partage d’intérêts à l’égard du patrimoine culturel (Giaccardi 2012).

La muséologie numérique participative

L’action participative est de plus en plus valorisée au sein de l’activité muséale, en particulier dans la sphère numérique. Les musées s’éloignent d’une médiation pour le visiteur et s’orientent vers une action participative avec le visiteur de l’exposition. « Les musées invitent les utilisateurs d’Instagram à participer aux expositions » (http://www.rcip-chin.gc.ca/sgc-cms/nouvelles-news/francais-french/?p=5039), annonce le Réseau canadien d’information sur le patrimoine (RCIP) sur une de ses pages Web, en vantant le travail du Columbus Museum of Art (Ohio, États-Unis), présenté comme le pionnier de l’utilisation d’Instagram, pour les utilisateurs-créateurs-participants-visiteurs, qui promet que leurs images circuleront « des écrans de téléphones cellulaires aux murs des musées ». En effet, plus les réseaux numériques se développent, plus on nous promet une participation active du visiteur.

Au début du printemps 2014, l’exposition de la collection du Cleveland Museum of Art a été présentée comme le sommet en matière d’innovation technologique dans les pratiques curatoriales (Figure 5). Le musée possède en effet le plus grand écran tactile des États-Unis et, à l’entrée de sa désormais célèbre Gallery One, un écran appelé le Beacon fait la promotion de la collection institutionnelle tout en diffusant des images créées par les visiteurs. On se demandera comment faire la part des choses devant cette incitation à participer aux expositions et s’il s’agit véritablement d’une appropriation des œuvres par le spectateur. Il faut donc s’interroger sur la signification de cette nouvelle valeur relationnelle, dialogique et réseautée du rapport à l’œuvre d’art.

Figure 5
Figure 5

Un détail du «Mur de la collection» dans la Gallery One du Cleveland Museum of Art. Capture d’écran: http://artmuseumteaching.com/2013/04/15/blending-art-technology-interpretation-cleveland-museum-of-arts-gallery-one-artlens/.

La médiation participative: des avis favorables

Certains auteurs considèrent qu’une muséologie véritablement contemporaine aurait nécessairement une forte valeur d’action communautaire partagée (Caillet 2007). Le bilan peut s’avérer très positif, en particulier lorsqu’il est établi dans la foulée des travaux de Jacques Rancière et de son ouvrage intitulé Le spectateur émancipé (2010). Pour Caillet, « la médiation disparaît en ce qu’il n’y a plus deux termes à réunir par un troisième, mais une communauté qui, toute entière, se met en mouvement » (Caillet 2007, 55).

Les manifestations de cette forme de démocratisation sont parfois aussi qualifiées de « tournant éducatif », en ce sens que la pratique de mise en œuvre d’une exposition travaille de plus en plus comme une pratique éducative élargie (O’Neill et Wilson 2010, 12), ce qui explique en partie cette inflexion participative et réflexive. Une muséologie participative participe aussi de l’idée d’expérimentation et l’exposition du type expérimental n’est plus conçue comme un médium de représentation, mais devient plutôt un médium d’action participative (Basu et Macdonald 2007, 12).

Initiée en 2006, l’exposition Academy. Learning from the Museum est un exemple éloquent. Produite dans le cadre du projet pilote européen A.c.a.d.e.m.y., elle est le fruit d’une collaboration entre le Siemens Arts Program, le Département de culture visuelle du Goldsmiths College à Londres et deux musées des Pays-Bas. L’objectif de ce projet, qui fonctionne en continu, est de voir, au fil des expositions, comment le musée peut devenir une série d’échanges et de réponses, et comment il peut avancer au-delà de son rôle de véhicule des valeurs établies, en rassemblant des groupes d’activistes, de théoriciens, d’artistes, d’étudiants, d’archivistes de librairies et de philosophes (http://casestudiesforeducationalturn.blog.hu/2011/05/23/a_c_a_d_e_m_y_learning_from_art). Il semble donc qu’on souhaite innover dans les formes d’exposition et même s’investir dans le commissariat activiste, en marge des lieux du monde de l’art (Smith 2012, 22).

En effet, cet ensemble de qualités, que nous pourrions qualifier d’agentivité éducative, théoricienne et activiste, font désormais partie des caractéristiques souhaitées dans la conception de certaines expositions. Présentées ainsi, elles semblent favoriser une démocratisation de la connaissance de l’art et cette muséologie participative annonce de nouveaux enjeux qui peuvent soutenir le développement d’une action communautaire.

La valeur relationnelle et le réseau: des approches critiques

L’art sur le Net crée une situation particulière dans laquelle nous observons une ligne très floue séparant les créateurs et les regardeurs (Stallabrass 2004) et cette idée soulève aussi la question du rôle des producteurs. En effet, ces productions culturelles de la muséologie numérique contribuent aussi à construire ce monde des réseaux, de sorte que la culture numérique et l’Internet produisent un système de valeurs dans lequel de nouvelles pratiques artistiques ou de nouvelles médiations, qui semblent s’opposer à ce système, en sont finalement les produits (Relyea 2013).

Il est alors possible d’observer les deux faces de cette médaille de l’agentivité à valeur participative selon une répartition proposée Relyea. D’un côté, on trouverait le récent tournant, en art, vers l’action du participant ou l’agentivité, la pratique, la socialité, le performatif et, de l’autre côté, on aurait la transition d’une consommation de masse vers le « fait sur mesure » de masse, ou ce qu’on appelle aujourd’hui la culture DIY (« faites-le-vous-même »). Dans cette culture, l’accent est mis sur le choix personnel du consommateur, ce qui peut être interprété soit comme une pénétration plus avancée du marché dans tous les aspects de notre vie, soit, à l’opposé, comme un accès au pouvoir de l’autonomie et au développent des authentiques cultures underground (Relyea 2013).

Nous pouvons appliquer cette approche aux récents corpus d’expositions numériques qui nous présentent des catalogues, plus ou moins exhaustifs, d’œuvres de collection muséales. Comment, alors, analyser les formes du mode participatif et de la culture DIY, lorsqu’on nous encourage à créer notre propre galerie d’art, notre propre musée, notre propre collection d’œuvres? Les exemples abondent: le Metropolitan Museum of Art offre sur son site internet l’activité MyMet, la Tate Britain s’adresse même aux enfants (Tate Kids; Figure 6) avec la rubrique « My Gallery » qui comprend aussi des jeux.

Figure 6
Figure 6

La page Web, destinée aux enfants, de la Tate Gallery. Capture d’écran: http://kids.tate.org.uk/mygallery/gallery_home.

Le Google Art Project apparaît néanmoins comme un exemple des plus significatifs pour notre propos. Le 1er février 2011, d’importants musées du monde y étaient présentés. En avril 2012, le site a été développé et le nombre d’œuvres est passé de 1,061 à 30,000. On comptait l’année précédente 17 musées, alors que 151 institutions étaient présentes quelques mois plus tard (Bernier 2013). Au cours de la troisième année, d’autres modifications et ajouts ont été apportés, incluant une section qui permet aux utilisateurs de créer leur propre sélection d’œuvres. Cette section intitulée « Galeries d’utilisateurs », propose une collection à composer soi-même à partir des artefacts présentés dans ce colossal site de cybermuséologie. Elle débute par une partie nommée « le choix des directeurs de musées », suivie de la sélection des utilisateurs anonymes. La structure de « Galeries d’utilisateurs » montre que cette section dans laquelle on crée sa propre collection d’œuvres débute avec les choix, qui se veulent exemplaires, des grands conservateurs de musées dont la notoriété est reconnue (Figures 7 et 8). Force est de reconnaître qu’y est reconduite une des formes classiques de l’autorité muséale, fondée sur son pouvoir prescripteur, c’est-à-dire sa capacité à historiciser les images et à déterminer quelles sont les œuvres canoniques.

Figure 7
Figure 7

Google Art Project. Galeries d’utilisateurs, « Director’s Gallery ». Capture d’écran: https://www.google.com/culturalinstitute/user-galleries?hl=fr&projectId=art-project.

Figure 8
Figure 8

Google Art Project. Galeries d’utilisateurs. « Autres galeries ». Capture d’écran: https://www.google.com/culturalinstitute/user-galleries?hl=fr&projectId=art-project.

Canonisation et intelligence artificielle

C’est encore à partir d’une œuvre de Julia Weist que nous pouvons examiner cet autre volet de la question: la reconduction, sur le Web, du canon artistique. En 2014, Weist crée une œuvre intitulée Industry vs. Machine. Expliquons brièvement sa démarche. Elle a utilisé un rapport de Google, diffusé en 2013, à l’occasion du lancement d’un nouveau moteur de recherche, créé par la compagnie, nommé « In-depth articles ». Il s’agit de s’assurer que les utilisateurs peuvent obtenir des articles qui examinent en profondeur certains sujets de recherche. Selon Google, les « articles de recherche en profondeur » se définissent ainsi: ils sont plus longs, ils n’ont pas tous été rédigés tout récemment, et ils proviennent d’une liste de publications plus diversifiée que les résultats habituellement donnés.

L’artiste se pose alors la question suivante: « C’est presque impossible à imaginer: un moteur qui sélectionne les sujets de recherche qui, dans le monde, seraient les plus profonds et seraient ceux qui présentent le plus d’intérêt. Qu’est-ce que cela pourrait signifier pour l’art? Avec ce programme de recherche en profondeur, la compagnie a tout simplement créé une machine mathématicienne qui peut déterminer la canonisation des œuvres » (Weist 2014; notre traduction). L’on comprend qu’elle veuille nous sensibiliser, et avec raison, à l’idée qu’une machine puisse déterminer la liste des œuvres qui seraient consacrées, dans le futur, par les institutions de l’art (celles qui gèrent son histoire, sa diffusion, son marché…). Manovich a démontré que la visualisation de données, en histoire de l’art, ne doit pas se faire à l’aide de l’ordinateur seulement, puisque les résultats ne nous permettent pas de remettre en question nos idées reçues; il faut programmer l’analyse, et donc ajouter l’intervention humaine, pour faire ressortir des aspects des œuvres qui auraient jusqu’à ce jour échappé à notre observation (Manovich 2012). En dépit de ces commentaires optimistes, les questions que soulèvent Julia Weist demeurent inquiétantes.

Weist a constitué une liste de noms d’artistes dont la démarche est très respectable pour ensuite interroger Google afin de voir quels sont les artistes contemporains qui suscitent une recherche en profondeur, par opposition à ceux qui n’en entrainent pas. Elle a ainsi créé sa propre base de données, qui reflète conséquemment le canon selon Google. Elle constate, par exemple, qu’on obtient des résultats en profondeur pour des artistes archi connus et très médiatisés comme Jeff Koons et Cindy Sherman, mais pas pour des créateurs importants qui restent à l’écart du star system, comme Janine Antoni ou Robert Gober… C’est donc une visualisation informatique de 1300 par 1300 pixels, qui compose cette œuvre intitulée Industry vs. Machine (Figure 9), et dont le sous-titre est Canonization, Localization and the Algorithm (Figures 10 et 11). L’œuvre, en ligne, fonctionne de manière assez simple. Lorsqu’on déplace le curseur sur les cercles concentriques – les bleus représentant les artistes pour lesquels Google donnent des articles en profondeur, et ceux de couleur ivoire correspondent aux « laissés pour compte » – se dessinent alors des traits qui relient les artistes aux instances institutionnelles qui ont fait la promotion de leur travail, instances représentées par l’anneau segmenté qui entoure les cercles colorés. Chaque segment donne la proportion de la contribution de l’instance (à forte valeur prescriptive au plan patrimonial et commercial) à la notoriété de l’artiste. Ainsi, pour les créateurs qui bénéficient d’une possibilité d’articles « en profondeur », un fil visuel nous mène vers la collection du MoMA et celle de la Tate; ou, encore, vers les prix comme le Lion d’or de la Biennale de Venise et le Turner Prize; ou, sinon, vers des auteurs comme Benjamin Buchloh, Rosalind Krausz ou Hal Foster, ainsi que d’autres semblables figures de pouvoir dans le monde de l’art.

Figure 9
Figure 9

Julia Weist, Industry vs. Machine: Canonization, Localization, and the Algorithm, 2014. Information visualization, 1300 × 1300 pixels. Commissioned by CCS Bard for the Red Hook Journal. Capture d’écran: http://work.deaccession.org/industry-vs-machine/.

Figure 10
Figure 10

Julia Weist, Industry vs. Machine: Canonization, Localization, and the Algorithm, 2014. Information visualization, 1300 × 1300 pixels. Commissioned by CCS Bard for the Red Hook Journal. Capture d’écran: http://work.deaccession.org/industry-vs-machine/.

Figure 11
Figure 11

Photographie d’écran. Julia Weist, Industry vs. Machine: Canonization, Localization, and the Algorithm, 2014. (Photo: l’auteur) http://work.deaccession.org/industry-vs-machine/.

À l’usage, nous constatons que les normes de Google, pour les « In-depth articles » reconduisent les critères déjà connus et utilisés pour établir la popularité ou encore le prestige. Il semblerait que cette « profondeur » ne soit pas celle du mérite ou de l’érudition, puisqu’elle reste dans la strate constitutive du star-system, mais plutôt, à en juger par les données nominatives, celle de la notoriété et du marché.

Visualisation et œuvres d’art

Julia Weist nous aurait alors sensibilisés au problème de la détermination, par l’intelligence artificielle, de la qualité d’une œuvre d’art. Mais voici: moins d’un an après la création de cette œuvre, deux chercheurs de la Rutgers University ont publié, le 2 juin 2015, les résultats d’une recherche qui vise à quantifier la créativité des œuvres d’art (Elgammaly et Salehz 2015). Les chercheurs ont utilisé 62,000 œuvres pour établir le réseau qui constitue leur terrain d’investigation, ce qui représente, à n’en pas douter, la constitution d’un corpus d’envergure (Figure 12). Il importe ici de souligner que l’algorithme créé pour cette recherche est basé sur une définition précise de la notion de créativité, qui l’assimile totalement à celle d’originalité (cet article n’abordera pas, faute d’espace, les problèmes que pose cet amalgame des notions d’originalité et de créativité, qui exige des études plus approfondies dans le champ des humanités numériques, et qui fait l’objet de remises en questions au sein de la discipline de l’histoire de l’art).

Figure 12
Figure 12

« Creativity scores for 1710 paintings from Archive dataset. Each point represents a painting. The horizontal axis is the year the painting was created and the vertical axis is the creativity score (scaled). The thumbnails illustrate some of the painting that scored relatively high or low compared to their neighbors. Only artist names and dates of the paintings are shown on the graph because of limited space. » (Elgammaly et Salehz 2015, 3) http://arxiv.org/abs/1506.00711.

Ce qui distingue cette visualisation numérique produite par Elgammaly et Salehz, de celle créée par Julia Weist tient, entres autres considérations, au fait que celle des chercheurs en intelligence artificielle se présente comme un résultat « objectif », alors que celle de l’artiste, en tant qu’œuvre, est nécessairement comprise comme étant le produit de la « créativité humaine », dans toute sa subjectivité. Que cette œuvre soit produite par une artiste qui, au demeurant, est aussi titulaire d’un diplôme de cycles supérieurs en bibliothéconomie et sciences de l’information, ne change rien à la question que nous pouvons légitimement poser: puisqu’il faut toujours organiser la sélection des données, pourquoi ne pas d’abord comprendre la démarche de création avant de lancer le processus de traitement de l’algorithme?

Cette question prend ici son importance quand on la confronte au texte de Manovich qui souligne le fait que les chercheurs en humanités numériques ont toujours tendance à rappeler que les données sont construites et qu’elles ne sont jamais, conséquemment, neutres. À la faveur de sa thèse, il ajoute que ce problème du bias existe toujours, mais qu’il peut être corrigé à l’aide de certaines procédures dans la méthodologie de l’analyse de données concernant les œuvres d’art (Manovich 2015a). Mais cette solution ressemble à une impasse quand on prend en considération une perspective transdisciplinaire qui intègre les recherches récentes en histoire de l’art ou en muséologie. Conséquemment, l’examen de l’œuvre Industry vs. Machine – Canonization, Localization and the Algorithm nous permet d’abord de nuancer cette théorie. En effet, Weist utilisait sa base de données pour la comparer au monde réel de l’art et à son marché, afin d’amener l’utilisateur à tirer ses propres conclusions, qui seront forcément critiques. Nous remarquons, premièrement, que cette démarche est construite selon l’approche plus heuristique qui caractérise souvent la recherche en création artistique. Nous pouvons souligner, deuxièmement, qu’un des quatre objectifs importants dans la constitution du nouveau cadre théorique en muséologie numérique (les trois autres objectifs sont: la mise en valeur de la vision historienne; la reconnaissance de l’agentivité des médias; l’implication avec le concept de changement) est précisément, selon Ross Parry, la création d’un discours plus nuancé, tant dans la pensée que dans sa communication (Parry 2010, 464). Ainsi, l’examen de la diffusion en réseau des artefacts artistiques, qu’ils soient ou non composés d’un médium numérique, pourrait permettre le déploiement d’une lecture plus critique et plus nuancée et contribuer activement à la construction de ce cadre conceptuel en développement.

Conclusion

En somme, on constate que certaines innovations en matière de muséologie numérique se déploient, lorsqu’elles portent sur des œuvres d’art, sur deux axes distincts: un premier, qui favorise l’agentivité participative et un second, qui propose la visualisation des œuvres à l’aide d’algorithmes. Ces deux axes semblent antinomiques, puisque le premier est tributaire de la culture DIY et que le second est un produit des sciences de l’information. Toutefois, les deux se rejoignent en un point: la promesse entrevue d’un rapport à l’œuvre d’art qui serait novateur et qui nous rapprochait des œuvres, tant du point de vue de la connaissance que de celui de l’affect. C’est ce point de rencontre qui était exploré dans cet article, principalement à partir du travail de Julia Weist, dont la pratique en arts visuels s’inscrit dans l’usage et l’examen critique de la culture de réseau et des technologies informatiques.

De plus, l’examen de la dimension collaborative ou participative de sites Web comme le Google art Project montre qu’on invite systématiquement les utilisateurs à créer leur propre collection d’œuvres d’art. L’utilisateur de ces expositions virtuelles qui proposent une rétroaction est invité à se comporter comme un « spectateur émancipé » assumant bien son agentivité. Toutefois, nous pouvons constater que le rôle prescripteur du musée y est reconduit et cette créativité « participative » demandée à l’usager n’est pas le gage d’une plus grande liberté.

Un grand nombre d’avenues sont offertes pour les recherches qui porteraient sur cette nouvelle inflexion dans la muséologie numérique. Une piste en particulier pourrait s’avérer stimulante pour une réflexion à développer: celle des rapports entre cette agentivité et le contrôle économique favorisant la participation, plus ou moins consciente ou sollicitée, à la consommation de masse.

Déclaration de conflit d’intérêts

Les auteurs déclarent l’absence d’un conflit d’intérêts.

Références

Basu, Paul, et Sharon Macdonald, éditeurs. 2007. Exhibition Experiments. Malden: Wiley-Blackwell Publishing.

Bernier, Christine. 2013. “L’internet et la culture visuelle contemporaine: le partage de l’esthétique et du politique dans les musées à l’ère de la globalisation.” Visualidades 11(1): 133–148. DOI:  http://doi.org/10.5216/vis.v11i1.28189

Caillet, Élisabeth. 2007. “La médiation de l’art contemporain: essai pour ordonner les recherches récentes.” Dans L’art contemporain et son exposition. Tome 2, rédigé par Élizabeth Caillet et Catherine Perret, 43–62. Paris: L’Harmattan.

Elgammaly, Ahmed, et Babak Salehz. 2015. “Quantifying Creativity in Art Networks.” Version modifiée en 2015. http://arxiv.org/abs/1506.00711.

Giaccardi, Elisa. 2012. “Reframing Heritage in a Participatory Culture.” Dans Heritage and Social Media. Understanding Heritage in a Participatory Culture, rédigé par Elisa Giaccardi, 1–10. London et New York: Routledge. DOI:  http://doi.org/10.4324/9780203112984

Manovich, Lev. 2012. “Museum Without Walls, Art History Without Names: Visualization Methods for Humanities and Media Studies.” Version modifiée en 2012. http://manovich.net/index.php/projects/museum-without-walls-art-history-without-names-visualization-methods-for-humanities-and-media-studies. DOI:  http://doi.org/10.1093/oxfordhb/9780199757640.013.005

Manovich, Lev. 2015a. “Data Science and Digital Art History.” International Journal for Digital Art History 1: 13–35.

Manovich, Lev. 2015b. “The Science of Culture? Social Computing, Digital Humanities and Cultural Analytics.” Manovich. Consulté le 23 octobre 2018. http://manovich.net/index.php/projects/cultural-analytics-social-computing. DOI:  http://doi.org/10.31235/osf.io/b2y79

O’Neill, Paul, et Mick Wilson, éditeurs. 2010. Curating and the Educational Turn. Londres: Open Editions & Amsterdam: de Appel.

Parry, Ross. 2010. “Digital Heritage and Theory in Museum Computing.” Dans Museums in a Digital Age, rédigé par Ross Parry, 454–69. Londres et New York: Routledge.

Rancière, Jacques. 2010. Le spectateur émancipé. Paris: La Fabrique.

Relyea, Lane. 2013. Your Everyday Art World. Cambridge (Mass.) & Londres: The MIT Press. DOI:  http://doi.org/10.7551/mitpress/8504.001.0001

Smith, Terry. 2012. Thinking Contemporary Curating. New York: Independant Curators International (ICI).

Stallabrass, Julian. 2004. Art Incorporated. Oxford et New York: Oxford University Press.

Weist, Julia. 2014. “Industry vs. Machine: Canonization, Localization, and the Algorithm.” The Red Hook Journal. Bard College. Consulté le 23 octobre 2018. http://www.bard.edu/ccs/redhook/industry-vs-machine-canonization-localization-and-the-algorithm/.